Engagement des drones de reconnaissance au profit du Corps des gardes-frontière

Le Corps des gardes-frontière voudrait faire surveiller les frontières nationales à l’aide de drones de reconnaissance de l’armée. Or ces vols de reconnaissance ne se limitent pas à surveiller les entrées illégales en Suisse: une multitude de citoyens n’ayant rien à se reprocher tomberaient également dans l’objectif des caméras-vidéos des drones. L’utilisation des drones requiert une base légale expresse et suffisante dans le droit fédéral.

A la demande du Corps des gardes-frontière, des drones de reconnaissance de l’armée (petits avions sans pilote) seront utilisés dès janvier 2006 pour surveiller le territoire suisse dans les zones frontières, cela dans le cadre de l’engagement du service d’appui afin de renforcer le Corps des gardes-frontière et d’assurer la sécurité aux frontières (engagement de l’armée LITHOS). Ces drones permettront de lutter contre la contrebande, contre la criminalité transfrontière et la migration illégale. Equipés de caméras et d’appareils de vision nocturne, les drones surveillent l’espace frontalier. Selon les déclarations du Corps des gardes-frontière, cet espace s’étend à de larges portions des cantons frontaliers. De grandes agglomérations comme Bâle et Genève en font également partie.

Indépendamment de ce cas, l’armée de l’air a reçu un nombre accru de demandes émanant des autorités civiles (états-majors de crise cantonaux, forces de police, etc.). Celles-ci désirent utiliser les drones notamment pour la surveillance des manifestations, la gestion du trafic routier (embouteillage au Gothard), voire même pour la recherche de criminels.

Nous avons mené, avec les offices fédéraux concernés (armée de l’air et Corps des gardes-frontière), de longues discussions sur l’engagement des drones et la conformité aux principes de la protection des données. Nous n’avons par ailleurs jamais remis en cause le fait que les drones puissent contribuer efficacement à repérer les entrées illégales sur le territoire national. Cela étant, nous ne sommes pas parvenus à un accord avec les deux services fédéraux mentionnés sur les points ci-dessous:

  • Les prises de vue aériennes effectuées à l’aide des drones doivent-elles être qualifiées de données personnelles, au sens de la LPD?
  • Les dispositions de la législation douanière invoquées par le Corps des gardes-frontière constituent-elles une base légale suffisante, au sens de la LPD?

Les prises de vue aériennes sont des données personnelles

L’armée de l’air et le Corps des gardes-frontière sont d’avis que l’utilisation des drones n’implique pas du tout un traitement de données personnelles.

Conformément à la LPD, les données personnelles sont toutes les informations qui se rapportent à une personne identifiée ou identifiable. L’utilisation des drones a pour but de déterminer le lieu de séjour de personnes et de surveiller leurs mouvements. Une personne peut être identifiée sans difficulté par les forces d’intervention mobiles du Corps des gardes-frontière sur place ou à l’aide d’autres moyens. Si cette identification donne suite à des poursuites ou à des sanctions administratives ou pénales, nous sommes même en présence de données sensibles. Si les drones sont mis en œuvre sur une longue durée afin de déterminer le comportement d’une personne, il s’agit alors d’un profil de la personnalité au sens de la LPD.

Du point de vue du droit de la protection des données, peu importe que les drones utilisés actuellement ne permettent pas d’obtenir des images à haute résolution (par exemple, il est impossible de lire les numéros de plaque de véhicules). Ce n’est probablement qu’une question de temps avant que les caméras soient équipées de zooms suffisamment performants.

Par conséquent, les prises de vue aériennes faites dans le cadre de vols ayant pour but la surveillance et donc en définitive l’identification de personnes, constituent des données personnelles au sens de la LPD. Les organes fédéraux ne peuvent traiter des données personnelles sensibles ou des profils de la personnalité que si une loi fédérale les y autorise expressément. La loi sur l’armée autorise l’utilisation de drones uniquement dans le cadre de la tâche principale de l’armée. Toute utilisation de drones de reconnaissance dans le cadre d’une assistance en faveur d’autres autorités nécessite une base légale propre et explicite dans une loi fédérale. Celle-ci doit au moins établir le but et la portée de l’utilisation des drones, définir les responsabilités et les destinataires des données. Elle déterminera également la marche à suivre en cas de découvertes fortuites, sans rapport avec le franchissement de la frontière.

La législation douanière n’est pas une base légale suffisante

Le Corps des gardes-frontière estime que la législation douanière légitime d’ores et déjà suffisamment l’utilisation de drones. Conformément à la loi fédérale sur les douanes, l’Administration des douanes peut avoir recours à des appareils de prise de vues et de relevé afin de déceler le franchissement illégal de la frontière ou des dangers pour la sécurité à la frontière. Les détails sont réglés par l’ordonnance sur la surveillance de la frontière verte au moyen d’appareils vidéo. Selon cette ordonnance, il est possible d’utiliser des appareils vidéo pour garantir la sécurité de la ligne des douanes et la perception des droits ainsi que pour surveiller le franchissement de la frontière.

Sur la base des travaux préparatoires et des textes relatifs à l’utilisation d’appareils vidéo à la frontière (ordonnance du 26 octobre 1994 sur la surveillance de la frontière verte à l’aide d’appareils vidéos; messages relatifs à la loi fédérale du 1er octobre 1925 sur les douanes et à la nouvelle loi fédérale du 18 mars 2005 sur les douanes; Bulletin officiel du Parlement), nous avons établi que le législateur n’avait réglementé que l’utilisation au sol d’appareils automatiques de prise de vues et de relevé. Les textes des messages accompagnant les actes législatifs sur les douanes ne mentionnent ni les enregistrements ni les relevés faits à partir d’un drone, pas plus que le législateur ne s’est exprimé, au cours des délibérations parlementaires, sur une éventuelle intervention de l’armée de l’air.

Par ailleurs, il convient de souligner que les prises de vue aériennes impliquent une qualité particulière de traitement des données par rapport aux enregistrements effectués à l’aide de caméras vidéos installées au sol. Les caméras vidéos installées au sol permettent une surveillance très limitée dans l’espace; les prises de vue aériennes permettent par contre de surveiller les personnes au sol sans point d’attache géographique, sans limitation à un endroit, ni limitation dans le temps. En outre, les drones peuvent fonctionner en restant largement inaperçus. Les prises de vue aériennes constituent donc un plus grand risque d’atteinte aux droits de la personnalité que les prises de vues effectuées à partir d’une caméra installée au sol. En effet, ce sont non seulement les personnes visées (soit les migrants illégaux) mais aussi une grande partie de la population qui tombent dans l’objectif des caméras. Cette partie de la population doit prendre en compte une surveillance potentielle, même si elle ne menace en aucun cas la sécurité des frontières ou ne désire pas du tout immigrer illégalement. Ne serait-ce que pour cette raison, le Parlement doit se prononcer sur le caractère légal de l’atteinte aux libertés fondamentales de la population et donner une base légale suffisante à l’utilisation des drones.

Proposition de compromis

Nous ne sommes en principe pas contre l’utilisation de drones au profit du Corps des gardes-frontière, mais nous visons la conformité avec la LPD et le respect de la protection de la personnalité, en particulier des personnes n’ayant rien à se reprocher. Nous avons donc proposé une solution de transition aux offices fédéraux concernés. Cette proposition repose sur l’art. 17a du projet de révision de loi sur la protection des données: selon cette disposition, le Conseil fédéral peut autoriser le traitement automatisé de données personnelles sensibles ou de profils de la personnalité pour un projet pilote même si les bases légales formelles nécessaires manquent encore et doivent encore être créées par le Parlement.

Alors qu’un accord sur ce point nous semblait acquis et que les offices fédéraux concernés avaient élaboré en commun une proposition dans ce sens au Conseil fédéral, le Département fédéral des finances nous a informés de manière inattendue qu’il ne soumettrait pas la proposition au Conseil fédéral. Il a estimé que la législation douanière constituait déjà une base légale suffisante pour l’utilisation des drones et nous a informés que dès janvier 2006, le Corps des gardes-frontière allait demander à l’armée de l’air de commencer les vols de reconnaissance à l’aide de drones, sans demander l’accord du Conseil fédéral.

[Juillet 2006]

https://www.edoeb.admin.ch/content/edoeb/fr/home/documentation/rapports-d-activite/anciens-rapports/13e-rapport-d-activites-2005-2006/engagement-des-drones-de-reconnaissance-au-profit-du-corps-des-g.html